Mai 68 vu de la rue, interview avec Alessi dell’Umbria
Alessi, quel est ton rapport à Mai 68 ?
J’étais gamin à Marseille en Mai 68. C’était ma première année au lycée Thiers. L’ignoble Adolphe Thiers, la honte de notre ville, était natif de Marseille. J’ai eu un bon mois de congés. Le lycée était occupé et a été rebaptisé le Lycée de la Commune de 1871. Je ne comprenais pas les enjeux, mais j’ai très fort ressenti l’atmosphère de l’époque, l’atmosphère d’une ville ouvrière comme l’était Marseille à l’époque, totalement à l’arrêt. Les camions ne circulaient plus, les drapeaux rouges flottaient aux entrées des usines. Je me rappelle aussi la fureur de la génération de nos parents, y compris de gauche, contre ce mouvement. Chez quelqu’un comme moi, viscéralement révolté, tout cela a éveillé ma curiosité pour les mouvements rebelles. Je considère être un enfant de 68. J’ai vite abandonné le lycée et je me suis mis à lire la littérature révolutionnaire de l’époque, des bouquins comme « La misère en milieu étudiant ». Ajoutez-y le rock’n’roll, la bande-son de ma génération, j’étais paré pour la rébellion dans une période d’ébullition et de stimulation très forte où tout était remis en question. Il y avait les maoïstes de la gauche prolétarienne, les anars, les situationnistes, les communistes de conseils. La nourriture était abondante.
Mai 68 est devenu aujourd’hui un objet éditorial et culturel qui n’a plus grand-chose de subversif, comment l’analyses-tu ?
Dans l’imaginaire de la société du spectacle, 68 était un mouvement étudiant, dont beaucoup, après leurs études, vont prendre des postes à responsabilités dans la société. Soixante-huitard est un terme péjoratif, identifié à des fils à papa de bonne famille. Cette vision de 68 est pour moi une façon de discréditer le mouvement. En 68, il commençait à y avoir des enfants d’ouvriers à l’université qui avaient eu des bourses. Et puis, on oublie les faits importants : 68, c’est quand même la plus grande grève générale sauvage qu’ait connue un pays industriel avancé au 20e siècle. Il y a eu pas moins de 10 millions de salariés qui sont partis en grève spontanée sans préavis syndical, ça pète à Paris pendant la nuit des barricades et puis petit à petit ça se répand comme une traînée de poudre par contagion. Cette diffusion incontrôlable de la révolte est sans doute un des aspects le plus extraordinaire de 68. Les ouvriers sont entrés dans la lutte de bon cœur. Mais par contre les usines sont restées sous contrôle des bureaucraties syndicales.
Est-ce qu’on peut parler de convergence entre les étudiant·e·s et le monde ouvrier ?
Il y a un événement qui illustre bien ça : la marche étudiante qui part de la Sorbonne et qui va jusqu’à l’usine Renault de Boulogne Billancourt à la rencontre des ouvriers. Une fois la manifestation étudiante devant l’usine, tout reste fermé. Il y a des discussions à travers les grilles, mais les grilles ne s’ouvrent pas. Il y a de la sympathie, de la connivence, mais il n’y a pas quelque chose de nouveau qui sort... Les étudiants rentrent dans leurs universités et les ouvriers restent dans leurs usines. À aucun moment les lieux de production ne se sont ouverts. Nous avons là les limites de 68.
C’est quoi pour toi alors l’esprit de 68 ?
Lorsque j’ai parlé à la fin de mon adolescence avec des gens qui avaient vécu 68 ce qu’ils retenaient, c’est cette parole libérée entre inconnus dans la rue. L’esprit de 68 n’est ni dans les universités, ni dans les usines, mais dans la rue. Dans la rue vont se rencontrer des personnes que tout sépare. Dès les premiers jours d’affrontements dans le Quartier latin, le 3 mai, il y a des ouvriers qui viennent parce que simplement, ils habitent le quartier. Des blousons noirs des cités descendent aussi pour se battre avec les flics. Évidemment il y a le côté éphémère de la rencontre en rue. 68 est un mouvement à caractère insurrectionnel qui n’a pas pour objectif déclaré de s’emparer du palais d’hiver : on n’est plus dans le schéma d’Octobre 17. À aucun moment, il n’y a eu la tentative de s’emparer de l’Élysée ou de l’Assemblée nationale. Les gens ont ignoré tout ça.
Comment se finit cette expérience ?
Les secteurs ouvriers qui sont entrés dans la lutte en 68, ce sont surtout les industries fordistes, les secteurs automobiles. À la fin du mouvement en juin, les étudiants se laissent expulser de leur uni- versité, par contre les ouvriers défendent leur occupation. À l’usine Renault de Flins et l’usine Peugeot de Sochaux, les affrontements sont très durs, la police tire sur les ouvriers, il y a des morts. Les ou- vriers ne veulent pas retourner au chagrin. Il y a un rejet du travail. Dans les témoignages que Chris Marker2 a enregistrés, les ouvriers parlent de leur boulot et du travail à l’usine, de l’ennui et de l’humi- liation qu’on leur fait subir. Ils ont tous un rejet de l’usine. Quand tu discutais dans la décennie suivante avec des ouvriers qui avaient participé aux grèves de 68, ils disaient tous : « on tenait tout le pays, on aurait pu avoir tout ce que l’on voulait ». Finalement les syndicats nous ont fait rentrer la queue basse contre quelques concessions : les accords de Grenelle3 . D’ailleurs ces concessions vont petit à petit être regagnées par les patrons.
À partir de quel moment, selon toi, s’évanouit cet élan révolutionnaire ?
Pour moi, l’arrivée de Mitterrand au pouvoir en 81 tourne définitivement une page. La gauche quand elle est au pouvoir réalise la partie faible des mouvements révolutionnaires. En 68, on est encore dans la France disciplinaire, autoritaire et miliaire, la France de De Gaulle, il y a une révolte contre ça. Ça, c’est la partie faible qui est négociable par le capital, qui peut être recyclée. Jack Lang, le ministre de la Culture de Mitterrand est emblématique de ce phénomène. Il développe toute une stratégie de pacification par la culture, l’homo-festivus, le fun, pendant que sur l’essentiel, le pouvoir économique, on a Fabius comme Premier ministre qui met en place une politique ultralibérale. 68 va donner la première génération révolutionnaire qui va considérer clairement la gauche comme un ennemi, comme étant l’avant-garde du capital. Le PCF calomnie le mouvement du début à la fin. C’est quand même la gauche qui fait reprendre le boulot aux ouvriers la matraque à la main.
Peut-on faire des liens avec les mouvements que l’on connaît en France aujourd’hui ?
Cette capacité et cette attitude qu’avaient les gens en 68 de parler, de se rencontrer et puis chacun repart de son côté pour lutter là où ils se trouvent... c’est quelque chose que j’ai connu à la ZAD récemment. Là-bas, j’ai discuté avec une quantité de gens que fort probablement je ne reverrai jamais, sans se demander ni le nom ni l’identité. Cette libération de la parole est un éblouissement que les gens ont vécu, ça nourrit un autre rapport au monde qui ne passe plus par le filtre idéologique. 68 a été pour certains une rupture, cela produit des gestes de ruptures. Évidemment, ces gestes ne sont pas racontés dans le discours officiel qui pose une perception verticale du politique. Beaucoup de gens n’ont pas pu retourner à l’usine ou à la fac. Il y a eu une certaine désertion sociale, ceux qui sont rentrés dans une forme de clandestinité ou qui sont partis vivre à la campagne.
Peut-on recommencer 68 ?
Il n’y a pas d’au-delà du fétichisme, on ne recommencera pas 68. Le monde ouvrier sur lequel s’adossait le mouvement n’existe plus. Il y a toujours des ouvriers, mais il n’y a plus de monde ouvrier. L’usine Renault de Boulogne Billancourt n’existe plus. Il n’y a plus de bastion sur lequel la révolte pouvait s’appuyer comme en 68. Aujourd’hui, on n’est pas dans l’homogénéité de l’époque : les étudiants et les ouvriers. On est dans un système beaucoup plus fragmenté, désintégré socialement. Les luttes ont d’ailleurs d’énormes difficultés à communiquer. Cela explique le mantra de la convergence des luttes.